Tribune parue dans Libération le 3 mai 2019 : le chef de l'Etat souhaite réduire la présence de l’administration fiscale et privilégier un accompagnement des entreprises dans leur déclaration. Une réorientation de sa politique qui interroge, d'autant qu'elle nécessite de revoir à la baisse l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales.
Le gouvernement minimise-t-il la fraude fiscale ?
Choquée par la succession d’affaires révélant l’ampleur et la complexité de l’évasion et de la fraude fiscales, l’opinion attend plus que jamais que l’on combatte mieux ce que l’on peut qualifier de fléau. Depuis quelques mois toutefois, des voix s’élèvent insidieusement pour contester les estimations de l’évasion et de la fraude fiscales. Exprimant lui-même ses doutes, le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, avait proposé la création d‘un «observatoire de la fraude fiscale» censé produire une estimation impartiale de la fraude fiscale. Mais Emmanuel Macron a annoncé que ce travail serait finalement dévolu à la Cour des comptes. Une affaire à suivre de près.
Curieusement, les rares expressions qui minimisent l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales ne sont jamais étayées, elles ne proposent aucun contre-argumentaire ni aucune autre évaluation. Ce travail de sape ne doit en effet rien au hasard, son objectif est de décrédibiliser les estimations existantes pour faire le lit d’une nouvelle approche de la lutte contre la fraude fiscale. Il est le fait de personnalités et d’entités acquises à la thèse selon laquelle l’évitement de l’impôt est un délit mineur, voire justifiable. Pour elles, le contrôle fiscal est une intrusion préjudiciable à l’activité économique (un argument employé au début du XXe siècle par le mouvement conservateur), il doit privilégier l’accompagnement personnalisé. Et ce, au risque d’abandonner sa raison d’être : servir l’intérêt général en étant la contrepartie du système déclaratif.
Minimisation de la fraude fiscale
Etrange coïncidence, cette polémique naît au moment où le gouvernement engage une réorientation du contrôle fiscal. Avec sa loi essoc («loi pour un Etat au service d’une société de confiance»), il souhaite réduire la présence de l’administration fiscale, privilégier un accompagnement des entreprises et accroître le rôle des commissaires aux comptes qui délivreront à leurs clients un certificat de conformité à la loi fiscale, un dangereux mélange des genres «client-contrôlé» qui n’est pas sans rappeler l’affaire Enron. Seulement voilà, pour justifier publiquement cette réorientation, il lui faut préalablement minimiser l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales. Ce que s’emploient à faire les personnalités favorables à cette stratégie.
Estimer précisément les pertes liées à l’évitement illégal de l’impôt n’est certes pas chose aisée. Il est cependant utile et possible d’en cerner l’ordre de grandeur sur la base d’une définition claire : le non-respect de la loi et de l’esprit de la loi. Utile, car le mesurer et en connaître les rouages permettent de mieux le combattre. Possible, car les données et les méthodes d’évaluation ont connu de réels progrès en matière d’extrapolation des résultats du contrôle fiscal (pour ce faire, des contrôles aléatoires seraient intéressants à mener) et d’utilisation de données macro-économiques, ce que les pourfendeurs zélés des estimations existantes ignorent ou feignent d’ignorer. Quelle que soit la méthode employée, les évaluations convergent et montrent que le coût de l’évasion et de la fraude fiscales est très élevé. Cela n’a rien d’étonnant : si ses formes traditionnelles demeurent, l’évitement de l’impôt s’est diversifié et complexifié sur fond de concurrence fiscale, de déréglementation ou encore d’ingénierie juridique, financière, comptable et fiscale.
Cessons de nier la réalité : qu’elle se situe à 60 ou à 100 milliards d’euros, la fraude fiscale est bel et bien un phénomène d’ampleur qui dégrade le consentement à l’impôt, plombe les finances publiques et fausse l’activité économique. Cette situation n’est pas propre à la France : au sein de l’Union européenne, près de 1 000 milliards d’euros échappent aux caisses des Etats, des collectivités locales et aux systèmes collectifs de protection sociale.
Pour intéressantes qu’elles puissent paraître, les mesures de ces dernières années prises en France et dans d’autres pays sous la pression des opinions ne suffisent pas à endiguer le phénomène. Il faut donc prendre le problème à bras-le-corps. De ce point de vue, le renforcement des moyens juridiques, humains et organisationnels des administrations fiscales, douanières et judiciaires est une priorité. Et il faut aussi s’engager sur la voie d’une vraie transparence fiscale pour les multinationales, d’une réforme en profondeur de l’impôt sur les sociétés, d’une harmonisation fiscale européenne de l’impôt sur les sociétés et de la TVA, de la création d‘un cadastre financier mondial, d’un impôt supranational sur le patrimoine et les sociétés et de procédures de contrôle adaptées. Techniquement, rien ne s’oppose à ces mesures. Et politiquement ? C’est toute la question.
Vincent Drezet ancien secrétaire général de Solidaires Finances Publiques , Eva Joly magistrate, députée européenne , Gabriel Zucman économiste, professeur à l’université de Berkeley , Lison Rehbinder coordinatrice de la Plate-forme «paradis fiscaux et judiciaires»